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Marion Poirson


La Ricotta, ou la trivialisation du sacré

par Marion Poirson-Dechonne

(extraits du livre Le cinéma est-il iconoclaste ?)

Chez Pasolini, en revanche, il ne s’agit plus vraiment d’impropriété. Les paroles sonnent juste: la reconstitution de tableaux religieux, voulue cette fois, les appelle, mais elle ne peut faire abstraction d’un contexte humain, plein d’énergie vitale, d’irrespect et de joie de vivre populaire.
L’insistance sur la mise en scène, la fabrication de l’image pieuse atténue son caractère sacré. Pasolini nous montre des tableaux de peintres en train de se construire, pour être presque immédiatement détruits, soit par l’effet du montage, soit du fait de leur propre instabilité. Cet aspect est renforcé par le dialogue et la bande-son. On appelle «il latrone buono» (le bon larron) dont on ordonne la crucifixion («Inchiodateli» : clouez-le ! » «Portatelo sulla croce: portez-le sur la croix ! »). La mise en scène exige une musique solennelle, mais celle-ci, très vite, se trouve en décalage avec l’image. La répétition annihile tous les effets sacralisants.
Le climat du récit, contredisant l’imagerie picturale, ne révèle aucun sentiment religieux. La musique de danse, joyeuse et rythmée, contraste avec les décors et emblèmes de la Passion, et opère un décalage entre sacré et profane. L’humour met à distance la piété, et la fragmentation en plans, non contente de détruire l’image, intensifie la trivialité des jeux de scène comme celui qui montre un figurant se curant le nez. Cette dimension profane s’exprime de manière évidente avec le motif de la nourriture qui permet des effets spéculaires entre récit biblique et récit filmique. Stracci, le bon larron, vole un vêtement pour manger gratuitement. Dépossédé de son repas par le chien de la diva, il se venge en vendant ce dernier mille lires et achète un énorme morceau de ricotta. Surpris en plein repas, il est bombardé d’aliments par les membres de l’équipe et s’empiffre jusqu’à ce que sa faim soit apaisée. La gloutonnerie de Stracci est soulignée par l’accélération burlesque de l’image, au moment de la course et du repas. Le thème s’accompagne d’autres effets, plutôt incongrus, comme le strip-tease d’une figurante sur fond de musique orientale.
Le déplacement touche aussi les paroles bibliques, comme ce «Vade retro Satanas», tiré de son contexte, et proféré par les figurants quand le voleur crucifié lève la tête. La phrase résonne de façon comique.
Nous avons donc pu recenser, dans les manifestations d’iconoclasme cinématographique proprement dit, des formes qui usent volontiers de la parodie, du décalage (décalage entre l’image et le contexte, l’image et le référent, ou l’image et le son). Elles ne constituent pas pour autant les seules manifestations de l’iconoclasme anti- religieux. Paradoxalement, l’iconoclasme cinématographique s’appuie sur les images. Il les multiplie, pour les priver de leur sens. Les attaques ont recours à une iconographie bien précise, et qui varie selon l’origine religieuse des réalisateurs. Eisenstein, dont la culture artistique est immense, et la réflexion sur la relation entre peinture et cinéma approfondie, privilégie l’icône, car elle obéit à des codes, et demeure associée à la religion orthodoxe. Buñuel, Pasolini et Zviaguintsev empruntent leurs exemples à la peinture italienne, peut-être parce que cette dernière, à la Renaissance, a révolutionné l’art occidental. La perspective monoculaire et le dispositif du regard mis en place par les peintres italiens ont conditionné la construction du dispositif cinématographique. Héritier de la peinture, le cinéma s’y réfère abondamment, ce qui confère à son iconoclasme un caractère unique: il ne supprime pas les images, il les détruit de l’intérieur, les transforme ou les détourne.

L’impossibilité de l’image religieuse: fragmentation et déconstruction

Fonction de la métonymie, d’Eisenstein à Pasolini

Eisenstein, dans Octobre, filmait la chute d’une statue du tsar en commençant par montrer ses dimensions grandioses. Dès la première séquence, la statue d’Alexandre III apparaissait en contre-plongée, angle de vue qui la magnifiait; elle se trouvait déjà démembrée virtuellement par le montage, qui la présente de manière morcelée. Le film devait s’attacher par la suite à la reconstituer, montrant que le pouvoir du tsar n’était pas tout à fait mort, mais affirmant aussi celui, démiurgique, du réalisateur, lui qui, par le montage s’avérait capable de détruire les choses et de les reconstruire. Chacun des fragments, gigantesque, autonome, envahit l’écran. Il convient de s’interroger sur l’usage dans cette séquence de la métonymie, une figure qui renvoie à la conception latine de l’image.
«L’image romaine demeure rivée à l’inscription du corps; elle fonctionne sur le mode de la métonymie; avec l’image grecque nous avons affaire, selon une formule analysée par Goodich, au reflet de l’archétype, (ou, selon le vocabulaire canonique, du prototype), à la connaissance de l’invisible. Ainsi considérée, l’icône comporte un transfert de sens par substitution analogique, elle fonctionne sur le mode de la métaphore.»
Contrairement à la métaphore, qui investit l’image d’un pouvoir, le démembrement opéré par la métonymie priverait l’image de ce pouvoir. Et pourtant, si l’on se réfère à un fonctionnement particulier de la métonymie, comme dans le cas de la relique, ce pouvoir subsiste bien. En effet, les reliques ne perdent pas de leur puissance en étant divisées, puisque chaque partie vaut pour le tout, possède le même pouvoir que l’ensemble (c’est ce qui se produit dans le cas de l’hostie).
Ambigüe, cette métonymie opérée par le montage préfigure la destruction, réelle cette fois de la statue que nous verrons s’accomplir sous nos yeux, et qui la dépouillera de sa puissance. L’icône n’était après tout qu’une idole. Abattue, elle redevient matière. La statue brisée par le peuple russe au début d’Octobre ne représente plus l’empereur ni ne le présentifie; l’emblème du pouvoir temporel et spirituel se réduit à un monceau de métal.
Ce démembrement issu du montage, Pasolini le pratique également dans La Ricotta. Au bris de la statue d’Alexandre, correspond ici l’effondrement du tableau vivant que cherche à filmer un réalisateur fictif, incarné par Orson Welles, double du réalisateur réel, en raison de la maladresse ou de l’incompétence des figurants. La destruction s’avère moins volontaire qu’accidentelle (du moins du fait de ses auteurs matériels). Du côté de la réalisation, en revanche, il en va tout autrement, et l’intention subversive demeure.

Pier-Paolo Pasolini, La Ricotta ou le mouvement perpétuel

A l’époque de sa sortie, ce court métrage qui s’insère dans Rogopag, film collectif à sketches auquel ont contribué Rossellini et Godard, a causé le scandale, et a été condamné pour outrage à la religion d’état.
Le début de cette œuvre donne l’image du chaos, celui d’un plateau de cinéma un peu particulier: tissus épars, accessoires traînent ici et là, aux côtés d’une nature morte en couleurs (la plus grande partie est en effet filmée en noir et blanc). De ce chaos, le réalisateur intradiégétique, tel un démiurge, tente peu à peu de faire surgir un ordre. Il s’agit en fait de la reconstitution vivante de deux tableaux religieux, dans laquelle Jacques Aumont voyait un écho ironique des peintures de vanités: La Déposition de Pontormo, un peintre italien, et celle de Rosso Fiorentino. Ce procédé avait déjà été utilisé par le cinéma muet. En 1916, dans le film Christus, Giulio Antumoro avait composé une succession de tableaux vivants cinématographiques, destinés à susciter l’extase chez le spectateur. La vie du Christ, de l’Annonciation à la Transfiguration, était évoquée à travers les différentes reconstitutions d’œuvres picturales, ainsi que celle d’une sculpture: l’Annonciation de Fra Angelico, la Nativité du Corrège, la Cène de Léonard de Vinci, la Crucifixion de Mantegna, la Déposition de la croix de Rembrandt, la Pietà de Michel Ange, la Transfiguration de Raphaël.
Pasolini n’aurait donc rien de novateur, dans ce cas? Bien au contraire, car son propos s’avère tout autre. Il ne reconstruit pas un tableau célèbre au cinéma pour l’offrir à la piété des spectateurs, mais préfère le déconstruire. L’accent est mis d’emblée sur la dimension fragmentaire de l’image religieuse. Chacun des personnages qui participent à cette reconstitution est filmé en plan rapproché, pour empêcher le spectateur d’appréhender pendant un certain temps la globalité de l’image. Cette série de plans se clôt par la vision du tableau, sous un angle de vue frontal qui lui confère une certaine théâtralité. L’éclatement de la reproduction picturale par le biais du montage, avant la mise en scène de la totalité, constitue l’un des axes du court métrage. Pasolini nous fait passer du chaos à l’ordre par un cadrage éloigné, puis de la vision d’ensemble à la fragmentation, qui suscite un nouveau chaos. Même lorsque tout semble s’organiser, les différents figurants s’impatientent, peinent à garder la pose, oublient de respecter l’ordonnancement du tableau, nous rappelant que le film, contrairement à la peinture, est image-mouvement, illusion d’un flux perpétuel. Le texte religieux s’interrompt, comme dérangé par cette capacité de l’image à demeurer stable.
Mais la cassure se produit aussi par les retours constants à la réalité quotidienne, filmée en noir et blanc. Le morcellement du montage déconstruit le tableau vivant, le livre de manière éclatée. Le passage au noir et blanc renforce le processus de destruction en le privant de sa dimension chromatique. Mais ces différences entre couleur et noir et blanc renforcent aussi la distinction qui s’établit dans le film entre comique et tragique, entre artifice et réalité. La couleur fait irruption dans le film à quatre reprises, introduction, conclusion et film dans le film. Stracci, comme le remarque Céline Gailleurd dans un article où elle analyse le passage du noir et blanc à la couleur dans La Ricotta, en est exclu; sa dimension christique ne peut s’exprimer qu’à travers la bichromie. En revanche, le maniérisme du tableau de Pontormo est rehaussé par le choix des couleurs du film de Pasolini, une vivacité de teintes qui renonce à tirer le tableau vers le surnaturel et en modifie de ce fait la nature: il n’exprime plus la spiritualité mais bascule définitivement vers le comique. La couleur possède donc une fonction désacralisante, renforcée par la bande-son, qui tire le film vers la parodie. L’abîme entre le monde de Stracci, celui du néoréalisme, de la pauvreté d’après- guerre et l’univers factice du cinéma, symbolisé par l’usage du technicolor, demeure profond. Il est renforcé par la disposition de la couleur dans le film: mise en évidence de la perspective et de la profondeur de champ dans la partie et noir et blanc, effets d’aplat pour la couleur.
La Ricotta s’attarde sur la circulation des personnages échappés du tableau religieux pour mettre en évidence leur dimension d’humanité, la trivialité de leur existence terrestre. L’éclatement de l’unité du tableau favorise le retour de chacun à son autonomie, et son caractère profane. La croix renversée gît à terre tandis que résonnent les accents du Dies Irae. La désacralisation touche aussi la musique religieuse, qui accompagne l’éclat de colère de Stracci, le figurant dont le nom symbolique évoque la pauvreté, ou la déchirure (stracci en italien signifie guenilles, haillons) lorsqu’il découvre que le chien de la diva a dévoré son repas, et emblématise le travail de sape et de destruction que Pasolini inflige à l’image.
La destruction de l’image est suivie d’une reconstruction, certes éphémère, qui s’effectue de manière aussi comique que familière. Tout se passe comme si aucun de ces tableaux vivants ne parvenait à s’ordonner. L’échec de la tentative d’une reconstitution religieuse culmine avec la mort de Stracci sur la croix, qui déplace l’intérêt du centre de l’image à sa périphérie et fait du larron le sujet principal, au détriment du Christ. Cette mort, à la fois tragique et bouffonne, échappe à la sphère du sacré. Elle résulte de la misère humaine. La gloutonnerie de Stracci, corollaire de sa pauvreté, et le malaise qui saisit Stracci perturbent définitivement la reconstitution de la Déposition. Le renversement de la croix s’accompagne d’une seconde forme de renversement: l’altération de deux œuvres d’art très significatives.
Godard, dans Je vous salue Marie, transférait sur le personnage éponyme l’image du Christ mort de Mantegna: même position du corps, même plissé des draps, même raccourci opéré par la perspective. Le choix d’une image religieuse connue et sa destruction par le cinéma relève d’une forme spécifique d’iconoclasme, qui opère par une succession incessante de destructions et reconstitutions, et manifeste un irrespect total de l’image, tant dans sa forme que dans son contenu.
Pasolini annihile l’image pieuse par d’autres procédés, parmi lesquels l’usage de la ponctuation filmique. Ainsi, la disparition du soleil s’accompagne de celle de l’image, par le biais d’un fondu au noir. Il insiste aussi sur les indices de fabrication, les traces énonciatives, qui renvoient à l’émetteur de l’image et non à son sujet. C’est le cas, par exemple, du plan qui montre les trois croix alignées frontalement, vides de figure humaine. Quant aux effets spéciaux, tonnerre, éclairs, ils paraissent d’autant plus ostentatoires que le réalisateur s’exclame: «Le vent maintenant, le vent!», mettant ainsi l’accent sur l’artifice qui accompagne les images de cinéma.
La destruction évidente de ces deux représentations de la Passion, crucifixion et déposition de croix, s’accompagne d’une autre figuration, plus discrète, en filigrane du film, qui serait une vision pervertie de la Cène. Assez différente de celle que propose Buñuel dans Viridiana, elle se définit moins comme un motif iconographique précis qu’un élément thématique, dont le film fournit ça et là une illustration ironique. Il y a d’abord cette table de banquet, couverte d’une nappe blanche et chargée de victuailles, mais vide de convives. Du dernier repas, il ne resterait que le thème de la nourriture dévidé comme un fil conducteur, qui organise l’action. Le titre du film l’annonce de manière révélatrice: la ricotta est le nom d’un fromage italien. Les premières paroles de Stracci:«J’ai faim» pourraient apparaître comme un écho profane, un contrepoint ironique de celles du Christ crucifié «J’ai soif». Elles évoquent clairement l’obsession du personnage, cette faim qui conduit Stracci à mourir sur la croix, non pour imiter Jésus, mais à cause d’une indigestion.
Ces paroles, en changeant de locuteur, renforcent l’assimilation parodique au Christ. Les apôtres du dernier repas, absents de la table du festin, sont remplacés par les figurants de la Déposition qui surprennent Stracci en train de s’empiffrer et deviennent spectateurs du Stracci Show, qui constitue, même si le spectateur ne le sait pas encore, le dernier repas du personnage avant sa mort (tout comme la Cène, dernier repas pris avec les apôtres, précédait la Passion du Christ). La séquence est filmée frontalement et ménage une série de champs-contrechamps, mais ne garde de l’Evangile que le motif de la nourriture, dépourvu cette fois de signification symbolique. Le contexte contemporain contribue à la désacralisation de l’image, que renforce le caractère burlesque de la séquence. Stracci, dont le repas est mis en spectacle, se retrouve humilié, privé de dignité: les moqueries dont on l’abreuve pourraient rappeler la scène des crachats de la Passion, mais l’imagerie biblique subit un renversement. La persécution, de profane, devient profanatoire. L’image du pauvre mis à mal rappelle Viridiana et préfigure le film d’Ettore Scola, Affreux, sales et méchants, très éloigné de la représentation évangélique qui en faisait une figure christique. La mise en question de l’image: fragmentation, perte d’unité, renversement ironique, parodie de tableaux, aboutit à la mise en question du religieux lui-même.
Dans Fanny et Alexandre, le film s’ouvrait sur une représentation de la Nativité, pour aboutir à la destruction de l’image du père, et de celle de Dieu. Dans La Ricotta, le bris de l’image religieuse amène la perte de sens. L’assimilation à la figure du Christ devient bouffonne et burlesque, loin de l’accomplissement du salut de l’humanité. La Passion impossible, privée de la Résurrection, devient une affaire humaine, triviale, et résolument profane. Avec la destruction de l’image disparaît le sens du sacré.